3.

Dès six heures et quart ce matin-là, un flot ininterrompu d’hommes et de femmes à l’air morose et tenant des porte-documents noirs et bombés avait commencé à émerger de la bouche de métro à l’angle de Broadway et de Wall Street.

Ces hommes et ces femmes étaient les salariés interchangeables du quartier financier de New York, versés en notions comptables abstraites et principes juridiques subtils mais parfaitement ignorants des arcanes de Wall Street et de sa magie noire.

À sept heures et demie, des secrétaires mastiquant du chewing-gum descendaient nonchalamment de bus en provenance de Staten Island et de Brooklyn. Hormis les inévitables jeux de mâchoires, ce vendredi matin-là, certaines d’entre elles semblaient particulièrement fringantes, voire élégantes.

Lorsque les aiguilles ouvragées et dorées de l’horloge de Trinity Church marquèrent solennellement huit heures, les grandes artères comme les petites rues du quartier financier étaient déjà toutes engorgées d’une foule dense de piétons ainsi que de bus et de taxis klaxonnant bruyamment.

Plus de neuf cent cinquante mille personnes se pressaient dans moins de mille trois cent mètres carrés de biens immobiliers outrageusement hors de prix : sept pâtés de maisons compacts. La capitale mondiale et toujours inégalée de la finance.

Dans un premier temps, les édiles concernés et la police new-yorkaise n’avaient pas su décider s’il fallait s’employer à empêcher l’habituelle invasion matinale de Wall Street. Ensuite, il était tout simplement trop tard, cette possibilité ayant achevé de se diluer au cours d’échanges téléphoniques effrénés entre le bureau du divisionnaire et divers commissaires influents de certains quartiers. Elle s’était dissoute, cédant la place à un impossible cauchemar logistique et à une panique grandissante.

À cet instant précis, Abdul Calvin Mohammud, un homme de couleur du genre fantomatique, prenait très calmement sa place dans le défilé de têtes et de chapeaux d’hiver évoluant prestement sur Broad Street, juste en dessous de Wall Street.

En s’enfonçant dans la vertigineuse cohue, Calvin Mohammud se surprit à regarder les drapeaux aux couleurs vives flottant sur les façades des imposants immeubles de pierre.

Ces bannières arboraient les armes de BBH & Company, de la National Bank of America, de Manufacturers Hanover, de la Seaman’s Bank. Elles ressemblaient à des voiles, tendues et agitées par les vents forts soufflant de l’East River.

Calvin Mohammud remonta la rue en pente raide en direction de Wall Street. C’est à peine si on le remarquait. Il est vrai que les coursiers passaient généralement inaperçus. Les vrais hommes invisibles.

Ce jour-là, à l’instar de tous les autres jours, Calvin Mohammud portait une blouse gris pâle lui descendant jusqu’à mi-cuisses et pourvue d’un brassard élimé sur lequel on lisait COURSIERS VÉTÉRANS. Les mots, en lettres majuscules, étaient encadrés de deux insignes : les aigles implacables de la 82e division aéroportée. Mais personne n’y prêta attention non plus. Cela ne se lisait pas sur son visage mais, au Vietnam et au Cambodge, Calvin Mohammud avait fait preuve d’héroïsme. Cela lui avait valu une DSC[3] puis la Médaille d’Honneur[4]. Après son retour aux États-Unis, en 1971, la société américaine lui avait témoigné sa reconnaissance en le récompensant successivement par des emplois de porteur à Penn Station, de livreur pour Chick-Teri puis de bagagiste à l’aéroport de La Guardia.

Parvenu au kiosque à journaux couvert de graffitis à l’angle de Broadway et de Wall Street, Calvin Mohammud, alias Vétéran 11, fit glisser de son épaule la bandoulière de son lourd sac de coursier.

Il sortit une Kool de son paquet et l’alluma derrière une longue flamme jaune.

Puis, avachi dans l’embrasure d’une porte voisine, Vétéran 11 plongea nonchalamment la main dans son sac et en sortit un téléphone de campagne de l’armée américaine. Sa profonde sacoche de toile recelait également un pistolet mitrailleur et une demi-douzaine de grenades antipersonnel.

— Contact. (Il recula dans les ombres froides de la porte cochère puis se mit à chuchoter dans le combiné du téléphone :) Ici Vétéran 11. Je me trouve à l’entrée nord-ouest, à deux pas de Wall Street… Rien à signaler au poste trois… Pas de police en vue. Aucune force armée nulle part. Ça paraît presque trop facile. Terminé.

Vétéran 11 tira une autre courte bouffée sur son mégot de cigarette. Il observa sereinement le bruyant tourbillon de la rue, si typique de Wall Street en semaine.

En plein jour.

Il tenta d’imaginer les explosions apocalyptiques qui allaient éventrer ce quartier avant la nuit.

À huit heures trente tapantes, Calvin Mohammud noua soigneusement une bandelette de tissu autour de la poignée en laiton d’une porte à l’arrière de la toute-puissante Bourse de New York.

Une belle et majestueuse bande verte.

Vendredi Noir
titlepage.xhtml
vendredi noir_split_000.htm
vendredi noir_split_001.htm
vendredi noir_split_002.htm
vendredi noir_split_003.htm
vendredi noir_split_004.htm
vendredi noir_split_005.htm
vendredi noir_split_006.htm
vendredi noir_split_007.htm
vendredi noir_split_008.htm
vendredi noir_split_009.htm
vendredi noir_split_010.htm
vendredi noir_split_011.htm
vendredi noir_split_012.htm
vendredi noir_split_013.htm
vendredi noir_split_014.htm
vendredi noir_split_015.htm
vendredi noir_split_016.htm
vendredi noir_split_017.htm
vendredi noir_split_018.htm
vendredi noir_split_019.htm
vendredi noir_split_020.htm
vendredi noir_split_021.htm
vendredi noir_split_022.htm
vendredi noir_split_023.htm
vendredi noir_split_024.htm
vendredi noir_split_025.htm
vendredi noir_split_026.htm
vendredi noir_split_027.htm
vendredi noir_split_028.htm
vendredi noir_split_029.htm
vendredi noir_split_030.htm
vendredi noir_split_031.htm
vendredi noir_split_032.htm
vendredi noir_split_033.htm
vendredi noir_split_034.htm
vendredi noir_split_035.htm
vendredi noir_split_036.htm
vendredi noir_split_037.htm
vendredi noir_split_038.htm
vendredi noir_split_039.htm
vendredi noir_split_040.htm
vendredi noir_split_041.htm
vendredi noir_split_042.htm
vendredi noir_split_043.htm
vendredi noir_split_044.htm
vendredi noir_split_045.htm
vendredi noir_split_046.htm
vendredi noir_split_047.htm
vendredi noir_split_048.htm
vendredi noir_split_049.htm
vendredi noir_split_050.htm
vendredi noir_split_051.htm
vendredi noir_split_052.htm
vendredi noir_split_053.htm
vendredi noir_split_054.htm
vendredi noir_split_055.htm
vendredi noir_split_056.htm
vendredi noir_split_057.htm
vendredi noir_split_058.htm
vendredi noir_split_059.htm
vendredi noir_split_060.htm
vendredi noir_split_061.htm
vendredi noir_split_062.htm
vendredi noir_split_063.htm
vendredi noir_split_064.htm
vendredi noir_split_065.htm
vendredi noir_split_066.htm
vendredi noir_split_067.htm
vendredi noir_split_068.htm
vendredi noir_split_069.htm
vendredi noir_split_070.htm
vendredi noir_split_071.htm
vendredi noir_split_072.htm
vendredi noir_split_073.htm
vendredi noir_split_074.htm
vendredi noir_split_075.htm
vendredi noir_split_076.htm
vendredi noir_split_077.htm
vendredi noir_split_078.htm
vendredi noir_split_079.htm
vendredi noir_split_080.htm
vendredi noir_split_081.htm
vendredi noir_split_082.htm
vendredi noir_split_083.htm
vendredi noir_split_084.htm
vendredi noir_split_085.htm
vendredi noir_split_086.htm
vendredi noir_split_087.htm
vendredi noir_split_088.htm
vendredi noir_split_089.htm
vendredi noir_split_090.htm
vendredi noir_split_091.htm
vendredi noir_split_092.htm
vendredi noir_split_093.htm
vendredi noir_split_094.htm
vendredi noir_split_095.htm
vendredi noir_split_096.htm
vendredi noir_split_097.htm
vendredi noir_split_098.htm
vendredi noir_split_099.htm
vendredi noir_split_100.htm
vendredi noir_split_101.htm
vendredi noir_split_102.htm
vendredi noir_split_103.htm
vendredi noir_split_104.htm
vendredi noir_split_105.htm
vendredi noir_split_106.htm
vendredi noir_split_107.htm
vendredi noir_split_108.htm
vendredi noir_split_109.htm
vendredi noir_split_110.htm